Chez les Abramovich
Nous habitions une maison dans la cour du CES. Elle était partagée en deux appartements. Celui de mes parents et celui occupé par une collègue de ma mère et sa famille. Elle était psychologue scolaire et lui était prof de philo. Ils avaient deux petites filles. Je devais avoir une dizaine d'années de plus qu'elles. Elles étaient un peu plus âgées que mon frère. J'aimais bien m'occuper d'elles. Le dimanche après-midi, le père et la mère allaient se balader, écumaient les salles des ventes, les marchés aux puces. Et je gardais mes jeunes voisines. Je jouais avec elles, leur apprenais à faire du vélo, faisais des batailles, des parties de pouilleux, les occupais pendant l'absence de leurs parents. J'adorais l'appartement des voisins, le sol couvert de tapis, les murs pleins de tableaux, les rayonnages qui croulaient sous les livres. J'aimais cet entassement de richesses, cet amoncellement de savoirs. Chez nous, tout était au carré, propre et bien rangé, un peu froid et sévère. Là, c'était certainement poussiéreux et sacrément fouillis, mais extraordinaire. De temps en temps ils m'emmenaient avec eux jusque Paris dans un musée ou voir une expo. Je me souviens avoir vu Ramsès II au Grand Palais et une autre sur la Chine. Ils écoutaient aussi de la musique bizarre faite de bruits et de silence.
Souvent, ils me rapportaient un cadeau de leur vadrouille. Je pense qu'ils avaient dû demander à ma mère combien ils devaient me payer pour ce qu'il faut bien appeler le baby-sitting, et que ma mère avait répondu qu'entre voisins, il y avait des services qui ne se monnayaient pas. Alors ils m'offraient des objets insolites, des livres de peinture : les peintres du Pays-Bas, ou de la renaissance Italienne. J'ai gardé ces livres que j'ai ouverts dernièrement à la recherche d'un tableau que je ne trouvais pas sur la toile. Ado, je suis restée des heures devant ce tableau que j'aime toujours autant.
Sassetta,
la tentation de Saint Antoine, 1430, New York, coll. Lehman