Deux chevaux
Nous
étions partis à 7 dans la 2CV de Pierre. Pierre était le copain de
la plus âgée d'entre nous, la plus âgée mais la plus petite,
Pilar. Nous étions partis à 7, juste après le repas de la cantine
un mercredi de printemps. Nous étions toutes internes au lycée.
Il y avait Pierre, bien obligé, c'était lui qui avait la voiture et
qui conduisait, mais Pierre n'était pas lycéen et n'était pas
interne, il y avait Pilar, bien sûr, fière qu'indirectement ce soit
grâce à elle que cette sortie soit possible, il y avait sa copine
Sophie, si jolie Sophie, il y avait Béatrice l'intello de la bande,
grande, sérieuse et tellement brillante, il y avait Dominique,
l'autre intello, un peu trash elle, avec son bidon de trichlo dans la
poche et son air égaré, il y avait Isabelle, ma copine Isabelle, la
plus intéressée par l'affaire, l'artiste androgyne, qui
chantait avec une voix de cristal, et puis il y avait moi, pas
artiste, pas intello, pas trash, pas jolie, juste là parce que j'aurais
peut-être voulu être tout ça à la fois.
Entassées dans la 2CV
de Pierre, nous allions rendre visite à un potier renommé de la
région, Pissareff à la Chapelle aux Pots dans le pays de Bray. Nous
avions rendez-vous avec lui, Isabelle surtout, pour visiter son
atelier et voir quelques pièces rares de sa collection. C'était
déjà un très vieux monsieur, surtout à nos yeux de lycéennes. Il
était grand, barbu, un peu vouté et parlait avec un léger accent.
Son atelier était vaste, sombre et poussiéreux. Sur des tables
tréteaux, séchaient ses dernières productions. Isabelle lui posait
plein de questions, Béatrice pérorait, Pilar et Sophie rigolaient,
Dominique planait, Pierre suivait et moi j'écoutais et m'en mettais
plein les yeux. Par les fenêtres bordées de toiles d'araignées, on
voyait la vallée. Pissareff disait: " On fait tout un plat de
l'automne, des couleurs dorées, rouges, brunes, mais le printemps
est tout aussi joli et beaucoup plus subtil, voyez-vous les nuances
de verts, il faut un œil plus attentif pour les apprécier."
Après la visite, il nous avait emmenés dans sa cuisine et offert des tartines de confiture. Isabelle, qui voulait être potière continuait à parler terre, cuisson, émaux. Quand nous avons salué Pissareff et l'avons remercié de son hospitalité et de sa gentillesse, il nous a pris la main à chacune et nous a glissé un petit mot à l'oreille. Je ne sais pas ce qu'il a dit aux autres, et j'ai gardé sa parole secrète comme un cadeau. Il m'a souhaité d'être heureuse.
Isabelle est devenue artiste, elle a délaissé la terre et utilise maintenant le métal pour de mystérieuses structures décharnées.
Béatrice après de brillantes études est devenue prof de français.
Dominique, aux dernières nouvelles qui datent de plus de 20 ans, faisait la manche et vivait dans un squat.
Je n'ai pas eu de nouvelles de Pilar, Sophie et encore moins de Pierre.
Et moi, je suis heureuse.
Hier, j'ai croisé deux 2CV, une à la galerie nationale de la tapisserie et l'autre sur le parking de la supérette.